Du rêve américain à la guerre culturelle open source : comment Trump a hacké le soft power US
Comment Trump a transformé le "cloud" du soft power US en une galaxie de "clusters" narratifs viraux et privatisés : le do-it-yourself exportable de la guerre culturelle.
Le politiste américain Joseph Nye a forgé le concept de « soft power », pour définir la faculté dont les États disposaient pour « influencer les autres par l’attraction et la persuasion plutôt que par la coercition et l’achat ». Vu sous cet angle, il apparaît évident que ce « pouvoir doux » est à des années lumières de l’ethos de Donald Trump: lui préfère « la coercition et l’achat », comme il l’a littéralement démontré lorsqu’il a évoqué le Groenland, notamment.
Le soft power comme « cloud » culturel partagé
Longtemps, le soft power américain s’est adossé à un récit universaliste : celui d’une nation ouverte, innovante, fondée sur la liberté, les droits civiques et le progrès. L’un des vecteurs principaux de ce récit a toujours été Hollywood : du rayonnement des films comme Singin’ in the Rain (1952) à ceux de Marvel comme Captain America: The First Avenger (2011) métaphore de l’Amérique héroïque et bienveillante en passant par Rocky, et son culte de l’effort et du mérite ouTop Gun (1986) avec la glamourisation de l’armée américaine : chacun offrait une version du rêve américain sur tous les écrans du monde.
On a souvent tendance à assimiler le soft power à de la propagande. Ce qu’il est évidemment. Mais pas au sens où l’État serait systématiquement à la manœuvre.
Sans nier l’existence de « commandes », le soft power relève généralement d’un dialectique bien plus subtile faite là aussi « plus d’attraction et de persuasion plus que de coercition et d’achat ».
Car le soft power américain a également été servi également par des films qui critiquaient l’État : que l’on pense aux films contre la guerre Vietnam ou à Taxi Driver, ces fictions s’attaquaient à l’État précisément au nom des valeurs américaines.
Même un film aussi radical que Johnny Got His Gun (1971), une charge frontale contre l’armée, faisait le jeu du soft power : en illustrant la liberté d’expression américaine et comme témoin de la puissance d’un cinéma contestataire produit aux États-Unis. Des films aux vertus performatives démontrant, par leur existence même, l’aptitude de l’État à admettre la contradiction en son sein : ce qui rendait le soft power américain plus attractif encore.
Une stratégie « win-win »: les films donnent corps à l’idéal US qui leur offre en retour un imaginaire sur lequel prospérer
Finalement, le soft power ne véhicule pas un récit, mais un métarécit : les espaces paradigmatiques d’un idéal américain. Nourri par les films et dont ceux-ci se nourrissent tout autant : une stratégie « win-win », en quelque sorte. Les films donnent corps à l’idéal US et celui-ci en retour leur offre un imaginaire sur lequel prospérer. Le soft power est une narration partagée.
En ce sens la métaphore technologique du « cloud » semble la plus adaptée pour décrire cette narration collaborative qu’est le soft power.
Comme cet espace partagé et collaboratif qu’est le cloud, le soft power américain est accessible partout, sans frontière géographique, synchronisé autour de quelques valeurs cardinales comme la liberté, le mérite, la démocratie ou l’innovation ;
Comme cette plateforme qu’est le cloud, elle peut héberger et diffuser types de contenus : films, séries, comics, musiques, discours politiques, produits dérivés… ;
Comme cet espace coordonné, il est constitué d’un réseau d’institutions culturelles, universitaires, médiatiques ou commerciales – allant de Harvard à Coca Cola en passant par Taylor Swift ou Fortnite – qui tissent ensemble le tissu narratif du cloud ;
Et comme cet espace dématérialisé, il a fini par devenir quasiment invisible, se confondant avec le système natif qui l’a enfanté, à savoir le capitalisme.
Du cloud aux clusters armés
Mais que devient ce « cloud » avec le retour de Trump aux affaires ? Il a été très fortement reconfiguré pour je pas dire « hacké ».
D’abord, le logiciel narratif a été reformaté. Exit, le discours universaliste qui portait l’Amérique : il a été reprogrammé au profit d’un récit identitaire plus autarcique. L’Amérique n’est plus une promesse collective tournée vers le monde, mais une fiction tournée vers son propre passé, vers un âge d’or fantasmé où le Président devient le centre gravitationnel d’une narration auto-centrée.
Ce nouveau soft power n’exporte plus une idée de l’Amérique, mais une méthode pour casser les récits universels
Mais au-delà du logiciel narratif, Trump et la mouvance MAGA ont reformaté le système d’exploitation qui fait tourner ce nouveau récit. Trump ne se contente pas de modifier le contenu, il reconfiguré l’architecture même du soft power. Le cloud à l’origine fluide se fragmente en une constellation de clusters narratifs qui suivent désormais leurs propres règles, créant un archipel idéologique où la cohérence globale cède à une constellation d’espaces narratifs privés.
Ce nouveau soft power n’est plus centré sur l’État américain mais activé par des acteurs privés, libertariens, voire transnationaux dans une forme « privatisation du soft power ». Avec de nouveaux administrateurs privés du système : comme Joe Rogan avec son podcast aux 20 millions d’abonnés (The Joe Rogan Experience) mêlant libertarianisme, théories alternatives et conservatisme ; comme Curtis Yarvin, penseur crypto-réactionnaire, qui prône la destruction des grandes institutions universalistes pour les remplacer par des « patchs » souverains, fragments isolés de pouvoir ; comme Elon Musk, avec X, qui transforme la plateforme en bastion idéologique fermé, en serveur à code source biaisé où chaque narration est filtrée selon une logique algorithmique excluante ; ou comme Donald Trump lui-même qui avec son propre réseau social Truth Social privatise ses prises de paroles présidentielles.
Le tout s’appuyant sur un nouveau hardware : la technostructure incarnée par Palantir et Peter Thiel avec des outils de surveillance massive, de collecte de données, de modélisation comportementale et de militarisation des récits : le soft power n’est plus une simple narration, mais un système algorithmique injecté dans les tuyaux des serveurs.
Vers un soft power viral, privatisé et post-américain
En émerge alors un cloud narratif totalement reconfiguré : là où le soft power ancien visait une forme de cohérence narrative constituant la vitrine d’un consensus – frisant parfois le consensus de vitrine -, le nouveau cloud est viral, dopé aux conflits. Sa seule cohérence, c’est la viralité. C’est le pouvoir de cette disruption narrative : toute contradiction devient un contenu dopant. Ainsi ce qui était cloud est devenu cluster privé et viral : sa zone de production n’est plus à Hollywood ou sur les plateaux télévisés, mais dans les tuyauteries des data centers.
Mais la plus grande ironie peut-être est que, via cette reconfiguration du cloud, c’est le récit américain qui transmute totalement : l’Amérique est en train d’accoucher d’un véritable récit post-américain.
Car ce nouveau soft power n’exporte plus une idée de l’Amérique, mais une méthode pour hacker les récits universalistes. À ciel ouvert. Là où les Russes font tourner des usines à trolls et où tout se décide derrière les murailles du Kremlin, où les hackers chinois agissent dans l’ombre d’un État qui contrôle l’information jusqu’au moindre pixel, l’Amérique, elle, diffuse son influence sur le mode open source : tout le monde peut troller, créer des deepfakes, des mèmes… le kit est disponible urbi et orbi à portée de clic.
L’Amérique propose désormais un do-it-yourself portatif de la guerre culturelle que des fractions d’autres pays rêvent désormais de reprendre pour s’offrir eux aussi un contre-récit.
Réactionnaires de tous les pays, désunissez-nous ! Une autre vision de l’universalisme.